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L’ISLAM POUR L’HUMANITE JUSQU'A LA FIN DU MONDE / DEPUIS FEVRIER 2008

La Bible face à la Science moderne (2/3)

9 Mars 2011 , Rédigé par Ribaat Publié dans #LES GENS DU LIVRE JUIFS ET CHRETIENS

Au nom d’Allah le Tout Miséricordieux le Très Miséricordieux

 

La Bible face à la Science moderne

 

(2/3)

 

Extrait du Livre : « La Bible, le Coran et la science, Les Ecritures saintes examinées à la lumière des connaissances modernes. » DR. MAURICE BUCAILLE

 

Publié pour la première fois en 1976.

Version française étant a sa 15ème édition en 1993

 Le Scientifique Français Dr. Maurice Bucaille

La Bible le Coran et la Science

(Mise à jour octobre 2011)

 

IV. POSITION DES AUTEURS CHRÉTIENS DEVANT LES ERREURS SCIENTIFIQUES DES TEXTES BIBLIQUES. LEUR EXAMEN CRITIQUE

 

On est frappé par la diversité des réactions des commentateurs chrétiens devant l'existence de cette accumulation d'erreurs, d'invraisemblances et de contradictions. Quelques-uns en admettent certaines et n'hésitent pas dans leurs ouvrages à aborder des problèmes épineux. D'autres glissent allègrement sur des affirmations inacceptables, s'attachent à défendre le texte mot à mot et cherchent à convaincre par des déclarations apologétiques et à grand renfort d'arguments souvent inattendus, espérant faire oublier ainsi ce que la logique rejette.

 

Le R. P. de Vaux admet, dans son Introduction à sa traduction de la Genèse, l'existence de ces critiques et s'étend même sur leur bien-fondé mais, pour lui, la reconstitution objective des événements du passé est sans intérêt. Que la Bible ait repris, écrit-il dans ses notes, « le souvenir d'une ou de plusieurs inondations désastreuses de la vallée du Tigre et de l'Euphrate, que la tradition avait grossies aux dimensions d'un cataclysme universel », peu importe ; « seulement, et c'est l'essentiel, l'auteur sacré a chargé ce souvenir d'un enseignement éternel sur la justice et la miséricorde d'Allah, sur la malice de l'homme et le salut accordé au juste ».

 

Ainsi est justifiée la transformation d'une légende populaire en un événement à l'échelle divine — et qu'en tant que tel on se propose d'offrir à la croyance des hommes — à partir du moment où un auteur l'a utilisée pour lui servir d'illustration à un enseignement religieux. Une telle position apologétique justifie tous les abus humains dans la confection d'écritures dont on prétend qu'elles sont sacrées et contiennent la Parole d'Allah. Admettre de telles ingérences humaines dans le divin, c'est couvrir toutes les manipulations humaines des textes bibliques. S'il y a visée théologique, toute manipulation devient légitime, et l'on justifie ainsi celles des auteurs « sacerdotaux » du VIe siècle, aux préoccupations légalistes qui ont abouti aux récits fantaisistes que l'on sait.

 

Un nombre important de commentateurs chrétiens à trouve ingénieux d'expliquer les erreurs, invraisemblances ou contradictions des récits bibliques en avançant l'excuse qu'avaient les auteurs bibliques de s'exprimer en fonction de facteurs sociaux d'une culture ou de mentalité différentes, ce qui aboutissait à la définition de " genres littéraires " particuliers.

 

L'introduction de cette expression dans la dialectique subtile des commentateurs couvre alors toutes les difficulté. Toutes contradiction entre deux textes aurait pour explication la différence dans la manière de s'exprimer de chaque auteur, son « genre littéraire » particulier. Certes, l'argument n'est pas admis par tous car il manque vraiment de sérieux. Il n'est cependant pas totalement tombé en désuétude de nos jours, et l'on verra à propos du Nouveau Testament de quelle manière abusive on tente d'expliquer ainsi des contradictions flagrantes des Evangiles.

 

Une autre manière de faire accepter ce que la logique rejetterait si on l'appliquait au texte litigieux est d'entourer le texte en Question de considérations apologétiques. L'attention du lecteur est détournée du problème crucial de la vérité même du récit pour se porter sur d'autres problèmes.

 

Les réflexions du cardinal Daniélou sur le Déluge, parues dans la revue Allah vivant ' sous le titre : " Déluge, Baptême, Jugement », relèvent de ce mode d'expression. Il écrit : « La plus antique tradition de l'Eglise a vu dans la théologie du Déluge une figure du Christ et de l'Eglise. ". C'est un " épisode d'une signification éminente »... « un jugement qui frappe la race humaine tout entière ». Après avoir cité Origène qui, dans ses Homélies sur Ezéchiel, parle de " naufrage de l'univers entier sauvé dans l'Arche », lé cardinal évoque la valeur du chiffre huit ": exprimant le nombre de personnes sauvées par l'arche (Noé et sa femme, les trois fils et leurs trois femmes) ».

 

Il reprend à son compte ce qu'écrivait Justin dans son Dialogue : " Ils offraient le symbole du huitième jour, auquel notre Christ est apparu ressuscité des morts », et il écrit : " Noé, premier-né d'une nouvelle création, une figure du Christ qui a réalisé ce que Noé avait figuré. » Il poursuit la comparaison entre, d'une part, Noé sauvé par le bois de l'arche et par l'eau qui la fait flotter, d'autre part l'eau du baptême (" eau du Déluge dont naît une humanité nouvelle ") et le bois de la Croix. Il insiste sur la valeur de ce symbolisme et conclut en mettant l'accent sur la « richesse spirituelle et doctrinale du sacrement du Déluge » (sic).

 

Il y aurait beaucoup à dire sur tous ces rapprochements apologétiques. Ils commentent — rappelons-le — un événement dont la réalité n'est pas défendable — à l'échelle universelle et à l'époque où la Bible le situe. Avec un commentaire comme celui du cardinal Daniélou, on en revient à l'époque médiévale où il fallait recevoir le texte comme il était et où toute dissertation autre que conformiste était hors de propos.

 

1. No 38, 1947, p. 95-112.

 

Il est réconfortant, cependant, de constater qu'antérieurement à cette époque d'obscurantisme imposé, on peut relever des prises de position très logiques, comme celle de saint Augustin qui procède d'une réflexion singulièrement en avance sur son temps.

 

A l'époque des Pères de l'Eglise,-des problèmes de critique textuelle avaient dû se poser puisque saint Augustin en évoque un dans sa lettre n° 82, dont le passage le plus caractéristique est le suivant:

 

« C'est uniquement à ces livres de l'Ecriture que l'on appelle canoniques que j'ai appris à accorder une attention et un respect tels que je crois très fermement qu'aucun de leurs auteurs ne s'est trompé en écrivant. Quand dans ces livres je rencontre une affirmation qui semble contredire la vérité, alors je ne doute pas que, ou bien le texte (de mon exemplaire) ne soit fautif, ou bien que le traducteur n'ait pas rendu correctement le texte original, ou encore que mon intelligence ne soit déficiente. »

 

Pour saint Augustin, il n'était pas concevable qu'un texte sacré puisse contenir une erreur. Saint Augustin définissait très clairement le dogme de l'inerrance. Devant un passage semblant contredire la vérité, il envisageait la recherche d'une cause et il n'excluait pas l'hypothèse d'une origine humaine. Une telle attitude est celle d'un croyant ayant un sens critique. A l'époque; de saint Augustin, il n'existait pas de possibilité de confrontation entre le texte biblique et la science. Une largeur de vue identique à la sienne permettrait d'aplanir bien des difficultés soulevées à notre époque par la confrontation de certains textes bibliques avec les connaissances scientifiques.

 

Les spécialistes de notre temps s'évertuent, bien au contraire, à défendre le texte biblique de toute accusation d'erreur. Le R.P. de Vaux nous donne dans son Introduction à la Genèse les raisons qui le portent à cette défense à tout prix du texte, même s'il est manifestement, historiquement ou scientifiquement, inacceptable. Il nous demande de ne pas regarder l'histoire biblique " selon les règles du genre historique que pratiquent les modernes

», comme s'il pouvait exister plusieurs manières d'écrire l'histoire. Racontée de façon inexacte, l'histoire devient — tout le monde l'admet — un roman historique. Mais ici, elle échappe aux normes découlant de nos conceptions. Le commentateur biblique récuse tout contrôle des récits bibliques par la géologie, la paléontologie, les données de la préhistoire. « La Bible ne relève, écrit-il, d'aucune de ces disciplines et, si l'on voulait la confronter avec les données de ces sciences, on ne pourrait aboutir qu'à une opposition irréelle ou à un concordisme factice 1. » Il faut remarquer que ces réflexions sont faites à propos de ce qui, dans la Genèse, n'est pas du tout en accord avec les données de la science moderne, en l'espèce les onze premiers chapitres. Mais si quelques récits sont parfaitement vérifiés de nos jours, en l'espèce certains épisodes du temps des patriarches, l'auteur ne manque pas d'invoquer les connaissances modernes à l'appui de la vérité biblique. Il écrit : " Les suspicions qui .ont frappé ces récits devraient céder devant le témoignage favorable que leur apportent l'histoire et l'archéologie orientales. »

 

1. Introduction à la Genèse, p, 35.

 

Autrement dit : si la science est utile pour confirmer le récit biblique, on l'invoque mais, si elle l'infirme, lui faire référence n'est pas admissible.

 

Pour concilier l'inconciliable, c'est-à-dire la théorie de la vérité de la Bible avec le caractère inexact de certains faits rapportés dans les récits de l'Ancien Testament, des théologiens modernes se sont appliqués à réviser les concepts classiques de vérité. Ce serait sortir du cadre de ce livre que de faire un exposé détaillé des considérations subtiles développées longuement dans des ouvrages traitant de la vérité de la Bible, comme celui de 0. Loretz (1972), Quelle est la vérité de la Bible ? ' Contentons-nous de mentionner simplement ce jugement concernant la science :

 

L'auteur note que le concile de Vatican Il " s'est gardé de fournir des règles pour distinguer entre erreur et vérité dans la Bible. Des considérations fondamentales montrent que cela est impossible, puisque l'Eglise ne peut décider de la vérité ou de la fausseté des méthodes scientifiques de telle façon qu'elle résoudrait en principe et de façon générale la question de la vérité de l'Ecriture ».

 

Il est bien évident que l'Eglise ne saurait se prononcer sur la valeur d'une " méthode " scientifique comme un moyen d'accès au savoir. Il s'agit ici de tout autre chose. Il ne s'agit pas de discuter de théories, mais de faits bien établis. Est-il besoin d'être grand clerc, à notre époque, pour savoir que le monde n'a pas été créé et que l'homme n'est pas apparu sur la terre il y a trente-sept ou trente-huit siècles, et que cette estimation issue des généalogies bibliques peut être affirmée erronée sans risque de se tromper ? L'auteur cité ici ne saurait l'ignorer. Ses affirmations sur la science n'ont pour but que de dévier le problème pour n'avoir pas à le traiter comme il devrait l'être.

 

Le rappel de toutes ces positions prises par les auteurs chrétiens devant les erreurs scientifiques des textes bibliques illustre bien le malaise qu'elles entraînent et l'impossibilité de définir une position logique autre que celle de la reconnaissance de leur origine humaine et de l'impossibilité de les accepter comme faisant partie d'une révélation.

 

Ce malaise régnant dans les milieux chrétiens touchant la révélation s'est traduit lors du concile de Vatican II (1962-1965) où il ne fallut pas moins de cinq rédactions pour que l'on se mît d'accord sur le texte final après trois ans de discussions et que prît fin « cette douloureuse situation qui menaçait d'enliser le concile », selon l'expression de Mgr Weber dans son introduction au document conciliaire n° 4 sur la Révélation '.

 

Deux phrases de ce document concernant l'Ancien Testament (chap. iv, p. 53) évoquent les imperfections et la caducité de certains textes d'une manière qui ne prête à aucune contestation :

 

" Compte tenu de la situation humaine qui précède le salut instauré par le Christ, les livres de l'Ancien Testament permettent à tous de connaître qui est Allah et qui est l'homme, non moins que la manière dont Allah, dans sa justice et sa miséricorde, agit avec les hommes. Ces livres, bien qu'ils contiennent de l'imparfait et du caduc, sont pourtant les témoins d'une véritable pédagogie divine. » On ne saurait mieux dire, par les qualificatifs d' " imparfait » et de " caduc" : appliqués à certains textes, que ceux-ci peuvent prêter à critique et même être abandonnés ; le principe en est très clairement admis.

 

Ce texte fait partie d'une déclaration d'ensemble qui, pour avoir été définitivement votée par 2 344 voix contre 6, n'a pas dû faire cette apparente quasi-unanimité. En effet, on trouve dans les commentaires du document officiel, sous la signature de Mgr Weber, une phrase qui corrige manifestement l'affirmation de la caducité de certains textes contenus dans la déclaration solennelle du concile : « Sans doute certains livres de la Bible israélite ont une portée temporaire et ont en eux quelque chose d'imparfait. »

 

" Caduc", expression de la déclaration officielle, n'est assurément pas synonyme de " portée temporaire", expression du commentateur et, quant à l'épithète « israélite » curieusement ajoutée par ce dernier, il suggérerait que le texte conciliaire a pu critiquer la seule version en hébreu, alors qu'il n'en est rien et que c'est bien l'Ancien Testament tout court qui, lors de ce concile, a été l'objet d'un jugement concernant l'imperfection et la caducité de certaines de ses parties.

 

1. Le Centurion, 1966.

CONCLUSIONS

 

Il faut regarder les Ecritures bibliques non pas en les parant artificiellement des qualités que l'on voudrait qu'elles possèdent, mais en examinant objectivement ce qu'elles sont. Cela implique non seulement la connaissance des textes, mais encore celle de leur histoire. Cette dernière permet, en effet, de se faire une idée des circonstances qui ont conduit à des remaniements textuels au cours des siècles, à la lente formation du recueil tel que nous le

possédons, avec des soustractions et des additions nombreuses.

 

Ces notions rendent tout à fait plausible que l'on puisse trouver dans l'Ancien Testament des versions différentes d'un même récit, des contradictions, des erreurs historiques, des invraisemblances et des incompatibilités avec des donnés scientifiques bien établies. Ces dernières sont tout à fait naturelles dans toutes les oeuvres humaines anciennes. Comment n'en trouverait-on pas dans des livres écrits dans les conditions qui sont celles de l'élaboration du texte biblique ?

 

Avant même que les problèmes scientifiques pussent se poser, à une époque où l'on ne pouvait donc juger que d'invraisemblances ou de contradictions, un homme de bon sens comme saint Augustin, considérant que Allah ne pouvant enseigner aux hommes ce qui ne correspondait pas à la réalité, posait le principe de l'impossibilité de l'origine divine d'une affirmation contraire à la vérité. Il était prêt à exclure de tout texte sacré ce qui lui paraissait devoir être exclu pour ce motif.

 

Plus tard, à une époque où l'on se rendit compte de l'incompatibilité avec les connaissances modernes de certains passages de la Bible, on s'est refusé à suivre une telle attitude. On a assisté alors à l'éclosion de toute une littérature visant à justifier le maintien dans la Bible, envers et contre tout, de textes qui n'y ont plus leur place.

 

Le concile de Vatican II (1962-1965) a fortement atténué cette intransigeance en introduisant une réserve pour « les livres de l'Ancien Testament " qui <; contiennent de l'imparfait et du caduc ". Restera-t-elle un voeu pieux ou sera-t-elle suivie d'un changement d'attitude vis-à-vis de ce qui n'est plus acceptable au xx" siècle dans des livres qui étaient destinés à n'être, hors de toute manipulation humaine, que " les témoins d'une véritable pédagogie divine " ?

 

LES EVANGILES

 

INTRODUCTION

 

Beaucoup de lecteurs des Evangiles sont embarrassés et même décontenancés lorsqu'ils réfléchissent sur le sens de certains récits ou lorsqu'ils effectuent des comparaisons entre diverses versions d'un même événement, qu'ils trouvent rapporté dans plusieurs Evangiles. C'est a constatation que fait, dans son livre Initiation à l'Evangile 1, le R. P. Roguet. Avec la grande expérience que lui confère le fait d'avoir été, durant de longues années, chargé de répondre dans un hebdomadaire catholique à ces lecteurs des Evangiles déroutés par les textes, le R. P. Roguet a pu mesurer chez ses correspondants l'importance des perturbations provoquées par leurs lectures. Il note que les demandes d'éclaircissement de ses interlocuteurs, qui appartenaient à des milieux sociaux et culturels très variés, portaient sur des textes " trouvés obscurs, incompréhensibles, voire contradictoires, absurdes ou scandaleux ". Il n'est donc pas douteux que la lecture des textes complets des Evangiles est susceptible de troubler profondément les chrétiens.

 

Une telle observation est de date récente : le livre du R. P. Roguet fut publié en 1973. En des temps qui ne sont pas si lointains, la grande majorité des chrétiens ne connaissait des Evangiles que des morceaux choisis lus lors des offices ou commentés en chaire. Le cas des protestants mis à part, il n'était pas courant de lire les Evangiles dans leur totalité, en dehors de ces circonstances. Les manuels d'instruction religieuse n'en comprenaient que des extraits ; le texte in extenso ne circulait guère. Au cours de mes études secondaire? Dans un établissement catholique, j'ai eu en main des oeuvres de Virgile et de Platon, mais pas le Nouveau Testament. Et pourtant, le texte grec de celui-ci eût été bien instructif : j'ai compris beaucoup plus tard pourquoi on ne nous donnait pas à faire des traductions des livres saints chrétiens. Elles auraient pu nous amener à poser à nos maîtres des questions auxquelles ils auraient été embarrassés de répondre.

 

Ces découvertes que l'on fait, si l'on a l'esprit critique, en lisant in extenso les Evangiles, ont conduit l'Eglise à intervenir et à aider les lecteurs à surmonter leur embarras. « Beaucoup de chrétiens ont besoin d'apprendre à lire l'Evangile », constate le R. P. Roguet. Que l'on soit ou non d'accord avec les explications données, le mérite de l'auteur est grand d'affronter ces délicats problèmes. Il n'en est malheureusement pas toujours ainsi dans nombre d'écrits sur la Révélation chrétienne. Editions du Seuil, 1973.

 

Dans les éditions de la Bible destinées à une large divulgation, les notices introductrices exposent le plus souvent un ensemble de considérations qui tendraient à persuader le lecteur que les Evangiles ne posent guère de problèmes quant à la personnalité des auteurs des différents livres, à l'authenticité des textes et au caractère véridique des récits. Alors que tant d'inconnues existent à propos des auteurs dont on n'est nullement sûr de l'identité, que de précisions trouvons-nous dans ce genre de notices qui présentent souvent comme certitudes ce

qui n'est que simple hypothèse, affirmant que tel évangéliste a été témoin oculaire des faits tandis que des ouvrages spécialisés prétendent le contraire. On réduit tout à fait exagérément les délais entre la fin du ministère de Jésus et la parution des textes. On voudrait faire croire à une seule rédaction à partir d'une tradition orale alors que les remaniements des textes sont démontrés par les spécialistes. On parle bien, de-ci dé-là, de certaines difficultés d'interprétation, mais on glisse sur des contradictions manifestes sautant aux yeux de qui réfléchit.

 

Dans les petits dictionnaires explicatifs placés en annexe, à titre de complément des préliminaires rassurants, on constate souvent que des invraisemblances, contradictions ou erreurs flagrantes sont escamotées ou étouffées sous une habile argumentation apologétique. Un tel état de choses, mettant en évidence le caractère captieux de ces commentaires, est consternant.

 

Les considérations développées ici vont étonner, à n'en pas douter, ceux de mes lecteurs encore non avertis de ces problèmes. Aussi bien, avant d'entrer dans le vif du sujet, je souhaite illustrer dès à présent mon propos par un exemple qui me semble tout à fait démonstratif.

 

Ni Matthieu, ni Jean ne parlent de l'Ascension de Jésus. Luc la situe le jour de la Résurrection dans son; Evangile et quarante jours plus tard dans les Actes des Apôtres dont il serait l'auteur. Quant à Marc, il la mentionne (sans préciser la date) dans un final actuellement considéré comme non authentique. L'Ascension n'a donc aucune base scripturaire solide. Les commentateurs abordent cependant cette importante question avec une incroyable légèreté.

 

A. Tricot, dans son Petit Dictionnaire du Nouveau Testament de la Bible de Crampon, ouvrage de grande diffusion (édition de 1960) 1, ne consacre pas un article à l'Ascension. La Synopse des 4 Evangiles des RR. PP. Benoît et Boismard, professeurs à l'Ecole biblique de Jérusalem (édition de 1972)2, nous apprend en son tome II, pages 451 et 452, que la contradiction, chez Luc, entre son Evangile et les Actes des Apôtres s'explique par un « artifice littéraire ». Comprenne qui pourra ! Très vraisemblablement, le R. P. Roguet, dans son Initiation à l'Evangile de 1973 (p. 187), n'a pas été séduit par un tel argument. Mais l'explication qu'il nous offre est pour le moins singulière :

 

« Ici, comme en beaucoup de cas semblables, le problème ne semble insoluble que si l'on prend à la lettre matériellement les affirmations de l'Ecriture en oubliant leur signification religieuse. Il ne s'agit pas de dissoudre la réalité des faits dans un symbolisme inconsistant, mais de rechercher l'intention théologique de ceux qui nous révèlent des mystères, en nous livrant des faits sensibles, des signes appropriés à l'enracinement charnel de notre esprit. »

 

Comment se contenter d'une pareille exégèse? Des formules apologétiques de ce genre ne peuvent convenir qu'à des inconditionnels.

 

L'intérêt de la citation du R. P. Roguet réside également dans son aveu qu'il y a « beaucoup de cas semblables » à celui de l'Ascension dans les Evangiles. Il est donc nécessaire d'aborder le problème globalement, par le fond, en toute objectivité. Il paraît sage de rechercher des explications dans l'étude des conditions dans lesquelles ont été écrits les Evangiles et dans celle du climat religieux qui régnait à cette époque. La mise en évidence des remaniements des rédactions initiales effectuées à partir de traditions orales, les altérations des textes lors de la transmission jusqu'à nous, rendent beaucoup moins étonnante la présence de passages obscurs, incompréhensibles, contradictoires, invraisemblables, pouvant aller parfois jusqu'à l'absurdité, ou incompatibles avec des réalités démontrées de nos jours par le progrès scientifique. De telles constatations sont la marque de la participation humaine à la rédaction, puis à la modification ultérieure des textes.

 

Depuis quelques décennies, c'est un fait, on s'est intéressé à l'étude des Ecritures dans un esprit de recherche objective. Dans un livre récent, Foi en la Résurrection, Résurrection de la foi 1,( 1. Beauchesne, coll. « Le Point théologique »), 1974 le R.P. Kannengiesser, professeur à l'Institut catholique de Paris, donne un aperçu de ce changement profond en ces termes : « Le peuple des fidèles sait à peine qu'une révolution s'est opérée dans les méthodes de l'exégèse biblique depuis l'époque de Pie XII 2. » La « révolution » dont parle l'auteur est donc récente. Elle commence à avoir des prolongements dans l'enseignement des fidèles, tout au moins de la part de certains spécialistes animés de cet esprit de renouveau. « Un renversement des perspectives les plus assurées de la tradition pastorale, écrit l'auteur, se trouve peu ou prou mis en route par cette révolution des méthodes exégétiques. »

 

2. Pie XII régna de 1939 à 1958.

 

Le R.P. Kannengiesser avertit " qu'il ne faut plus prendre au pied de la lettre" les faits rapportés au sujet de Jésus par les Evangiles, " écrits de circonstances " ou " de combat", dont les auteurs « consignent par écrit les traditions de leurs communautés sur Jésus ». A propos de la résurrection de Jésus, sujet de son livre, il souligne qu'aucun auteur des Evangiles ne peut s'attribuer la qualité de témoin oculaire, laissant entendre que pour le reste de la vie publique de Jésus il doit en être de même puisque aucun des apôtres — Judas mis à part —, selon les

Evangiles, ne s'est séparé du Maître à partir du moment où il l'a suivi jusqu'à ses dernières manifestations sur cette terre.

 

Nous voici donc très loin des positions traditionnelles, encore affirmées avec solennité par le concile de Vatican II il y a tout juste dix ans, et que reprennent encore les ouvrages modernes de vulgarisation destinés aux fidèles. Mais petit à petit, la vérité se fait jour.

 

Il n'est pas facile de la saisir tant est lourd le poids d'une tradition si âprement défendue. Si l'on veut s'en libérer, il faut reprendre le problème à sa base, c'est-à-dire examiner d'abord les circonstances qui ont marqué la naissance du christianisme.

 

RAPPEL HISTORIQUE.

 

LE JUDÉO-CHRISTIANISME ET SAINT PAUL

 

La plupart des chrétiens croient que les Evangiles ont été écrits par les témoins directs de la vie de Jésus et qu'ils constituent de ce fait des témoignages indiscutables sur les événements qui ont émaillé son existence et sa prédication. En présence de telles garanties d'authenticité, comment pourrait-on discuter les enseignements qu'on en retire, comment pourrait-on mettre en doute la validité de l'institution de l'Eglise par application des directives générales données par Jésus lui-même? Les éditions de vulgarisation actuelles des Evangiles contiennent des commentaires destinés à répandre ces notions dans le public.

 

Aux fidèles on présente comme un axiome la qualité de témoins oculaires des rédacteurs des Evangiles. Les Evangiles n'étaient-ils pas appelés par saint Justin, au milieu du il' siècle, les Mémoires des Apôtres. Et puis, on affiche tant de précisions sur les auteurs que l'on se demande comment on pourrait douter de leur exactitude :

 

Matthieu était un personnage bien connu, « employé au bureau de douane ou de péage de Capharnaüm » ; on sait même qu'il connaissait l'araméen et le grec. Marc est aussi parfaitement identifié comme collaborateur de Pierre ; nul doute qu'il ne soit aussi un témoin oculaire. Luc est le « cher médecin » dont parle Paul : les renseignements sur lui sont très précis. Jean est l'apôtre toujours proche de Jésus, fils de Zébédée, le pêcheur du lac de

Génésareth.

 

Les études modernes sur les débuts du christianisme montrent que cette façon de présenter les choses ne correspond guère à la réalité. On verra ce qu'il en est des auteurs des Evangiles. Pour ce qui concerne les décennies qui suivirent la mission de Jésus, il faut savoir que les événements ne se sont pas du tout déroulés comme on l'a dit et que l'arrivée de Pierre à Rome n'a nullement établi l'Eglise sur ses fondements. Bien au contraire, entre le moment où Jésus quitta cette terre et jusqu'à la moitié du IIe siècle, soit pendant plus d'un siècle, on assista à une lutte entre deux tendances, entre ce que l'on peut appeler le christianisme paulinien et le

judéo-christianisme ; ce n'est que très progressivement que le premier supplanta le second et que le paulinisme triompha du judéo-christianisme.

 

Un grand nombre de travaux remontant aux toutes dernières décennies, fondés sur des découvertes de notre temps, ont permis d'aboutir à ces notions modernes auxquelles est attaché le nom du cardinal Daniélou. L'article qu'il fit paraître en décembre 1967 dans la revue Etudes : " Une vision nouvelle des origines chrétiennes, le judéo-christianisme », reprenant des travaux antérieurs, en retrace l'histoire et nous permet de situer l'apparition des Evangiles dans un contexte bien différent de celui qui ressort des exposés destinés à la grande vulgarisation. On trouvera ci-dessous un condensé des points essentiels de son article avec d'amples citations.

 

Après Jésus, le « petit groupe des apôtres » forme une « secte juive fidèle aux observances et au culte du temple ». Toutefois, lorsque se joint à eux celle des convertis venus du paganisme, on leur propose, si l'on peut dire, un régime spécial : le concile de Jérusalem de 49 les dispense de la circoncision et des observances juives ; « beaucoup de judéo-chrétiens se refusent à cette concession ». Ce groupe est complètement séparé de Paul. Qui plus est, à propos des païens venus au christianisme, Paul et les judéo-chrétiens se heurtent (incident d'Antioche de l'an 49). « Pour Paul, la circoncision, le sabbat, le culte du temple étaient désormais périmés, même pour les juifs. Le christianisme devait se libérer de son appartenance politico-religieuse au judaïsme pour s'ouvrir aux

Gentils. »

 

Pour les judéo-chrétiens restant de « loyaux Israélites », Paul est un traître : des documents judéo-chrétiens le qualifient d' « ennemi », l'accusent de « duplicité tactique », mais « le judéo-christianisme représente, jusqu'en 70, la majorité de l'Eglise » et « Paul reste un isolé ». Le chef de la communauté est alors Jacques, parent de Jésus. Avec lui, il y a Pierre (au début) et Jean. « Jacques peut être considéré comme la colonne du judéochristianisme, qui reste délibérément engagé dans le judaïsme en face du christianisme paulinien. » La famille de Jésus tient une grande place dans cette église judéo-chrétienne de Jérusalem. « Le successeur de Jacques sera Siméon, fils de Cléopas, cousin du Seigneur. »

 

Le cardinal Daniélou cite ici les écrits judéo-chrétiens traduisant les vues sur Jésus de cette communauté formée initialement autour des apôtres : l'Evangile des Hébreux (relevant d'une communauté judéo-chrétienne d'Egypte), les Hypotyposes de Clément, les Reconnaissances clémentines, la seconde Apocalypse de Jacques, l'Evangile de

Thomas l. « C'est à ces judéo-chrétiens qu'il faut sans doute rattacher les plus antiques monuments de la littérature chrétienne », dont le cardinal Daniélou fait une mention détaillée.

 

1. Remarquons que tous ces écrits vont être plus tard jugés apocryphes, c'est-à-dire comme devant être cachés, par l'Eglise triomphante qui va naître du succès de Paul. Faisant des coupes sombres dans la littérature évangélique, elle ne va retenir que les quatre Evangiles canoniques. « Ce n'est pas seulement à Jérusalem et en Palestine que le judéo-christianisme est dominant durant le premier siècle de l'Eglise. Partout, la mission judéo-chrétienne paraît s'être, développée antérieurement à la mission paulinienne. C'est bien ce qui explique que les épîtres de Paul fassent sans cesse allusion à un conflit. » Ce sont les mêmes adversaires qu'il rencontrera partout, en Galatie, à Corinthe, à Colosses, à Rome, à Antioche.

 

La côte syro-palestinienne, de Gaza à Antioche, est judéo-chrétienne " comme en témoignent les Actes des Apôtres et les écrits clémentins ". En Asie Mineure, l'existence de judéo-chrétiens est attestée par les épîtres aux

Galates et aux Colossiens de Paul. Les écrits de Papias renseignent sur le judéo-christianisme de Phrygie. En Grèce, la première épître de Paul aux Corinthiens fait état de judéo-chrétiens, à Apollos en particulier. Rome est un « centre important » selon l'épître de Clément et le Pasteur d'Hermias. Pour Suétone et Tacite, les chrétiens forment une secte juive. Le cardinal Daniélou pense que la première évangélisation de l'Afrique fut judéochrétienne.

L'Evangile des Hébreux et des écrits de Clément d'Alexandrie s'y rattachent.

 

Il est capital de connaître ces faits pour comprendre dans quelle ambiance de lutte entre communautés ont été écrits les Evangiles. La mise à jour des textes que nous avons aujourd'hui, après bien des remaniements des sources, va commencer autour de l'an 70, époque où les deux communautés rivales sont en pleine lutte, les judéo-chrétiens dominant encore. Mais avec la guerre juive et la chute de Jérusalem en 70, la situation va se renverser. Le cardinal Daniélou explique ainsi le déclin :

 

« Les Juifs étant discrédités dans l'Empire, les chrétiens tendent à se désolidariser d'eux. Les chrétientés hellénistiques prendront alors le dessus : Paul remportera une victoire posthume ; le christianisme se dégagera sociologiquement et politiquement du judaïsme ; il deviendra le troisième peuple. Toutefois jusqu'à la dernière révolte juive, en 140, le judéo-christianisme restera dominant culturellement. »

 

De 70 à une période que l'on situe avant 110 vont être produits les Evangiles de Marc, Matthieu, Luc et Jean. Ils ne constituent pas les premiers documents chrétiens fixés : les épîtres de Paul leur sont bien antérieures. Selon 0. Culmann, Paul aurait rédigé en 50 son épître aux Thessaloniciens. Mais il avait disparu sans doute depuis quelques années lorsque l'Evangile de Marc fut achevé.

 

Figure la plus discutée du christianisme, considéré comme traître à la pensée de Jésus par la famille de celui-ci et par les apôtres restés à Jérusalem autour de Jacques, Paul a fait le christianisme aux dépens de ceux que Jésus avait réunis autour de lui pour propager ses enseignements. N'ayant pas connu Jésus vivant, il justifia la légitimité de sa mission en affirmant que Jésus ressuscité lui était apparu sur le chemin de Damas. Il est permis de se demander ce qu'eût été le christianisme sans Paul et l'on pourrait à ce sujet échafauder de multiples hypothèses. Mais, pour ce qui concerne les Evangiles, il y a fort à parier que si l'atmosphère de lutte entre communautés créée par la dissidence paulinienne n'avait pas existé, nous n'aurions pas les écrits que nous avons aujourd'hui. Apparus dans la période de lutte intense entre les deux communautés, ces « écrits de combat », comme les qualifie le R.P. Kannengiesser, ont émergé de la multitude des écrits parus sur Jésus, lorsque le christianisme de style paulinien définitivement triomphant constitua son recueil de textes officiels, le " Canon" qui exclut et condamna comme contraires à l'orthodoxie tous autres documents qui ne convenaient pas à la ligne choisie par l'Eglise.

 

Les judéo-chrétiens disparus en tant que communauté influente, on entend encore parler d'eux sous le vocable général de "judaïsants ". Le cardinal Daniélou évoque ainsi leur fin :

 

" Coupés de la Grande Eglise qui se libère progressivement de ses attaches juives, ils dépériront très vite en Occident. Mais on suit leurs traces du ni' au IV siècle en Orient, en particulier en Palestine, en Arabie, en Transjordanie, en Syrie, en Mésopotamie. Certains seront absorbés par l'Islam, qui en est pour une part l'héritier ; d'autres se rallieront à l'orthodoxie de la Grande Eglise tout en conservant un fond de culture sémitique et quelque chose en persiste dans les Eglises d'Ethiopie et de Chaldée. »

 

LES QUATRE ÉVANGILES. LEURS SOURCES.

 

LEUR HISTOIRE

 

Dans les écrits des premiers temps du christianisme, la mention des Evangiles n'est faite que très postérieurement aux oeuvres de Paul. C'est seulement au milieu du IIe siècle, après 140 exactement, qu'apparaissent des témoignages relatifs à une collection d'écrits évangéliques,' alors que « dès le début du IIe siècle, maints auteurs chrétiens laissent entendre clairement qu'ils connaissent un grand nombre d'épîtres pauliniennes ». Ces constatations, exposées dans l'Introduction à la Traduction oecuménique de la Bible, Nouveau Testament, éditée

en 1972 ', méritent d'être rappelées d'emblée, en même temps qu'il est utile de souligner que l'ouvrage auquel référence est faite est le résultat d'un travail collectif qui a groupé plus de cent spécialistes catholiques et protestants.

 

Les Evangiles, qui vont devenir plus tard officiels, c'est-à-dire canoniques, furent connus très tardivement, bien que leur rédaction eût été achevée au début du IIe siècle. Selon la Traduction oecuménique, on commence à citer des narrations qui leur appartiennent vers le milieu du IIe siècle, mais « il est presque toujours difficile de décider si les citations sont faites d'après les textes écrits que les auteurs avaient sous les yeux, ou s'ils se sont contentés d'évoquer de mémoire des fragments de la tradition orale ».

 

« Avant 140, lit-on dans les commentaires de cette traduction de la Bible, il n'existe en tout cas aucun témoignage selon lequel on aurait connu une collection d'écrits évangéliques. » Cette affirmation va tout à fait à rencontre de ce qu'écrit A. Tricot (1960) dans les commentaires de sa traduction du Nouveau Testament : « De très bonne heure, dès le début du second siècle, écrit-il, l'usage s'établissait de dire l'Evangile pour désigner les livres que, vers 150, saint Justin appelait aussi " les Mémoires des Apôtres ". » Des assertions de ce genre, sont malheureusement suffisamment fréquentes pour que le grand public ait sur la date de collection des Evangiles des notions fausses.

 

1. Editions du Cerf et Les Bergers et les Mages.

 

Les Evangiles forment un tout plus d'un siècle après la fin de la mission de Jésus et non pas de très bonne heure. La traduction oecuménique de la Bible évalue aux alentours de 170 la date à laquelle les quatre Evangiles ont acquis le statut de littérature canonique.

 

L'affirmation de Justin qualifiant leurs auteurs d'apôtres n'est pas non plus admissible aujourd'hui, comme on le verra.

 

Quant à la date de la rédaction des Evangiles, A. Tricot affirme que ceux de Matthieu, de Marc et de Luc ont été rédigés avant 70 : cela n'est pas acceptable, sauf peut-être pour Marc. Ce commentateur s'évertue, après bien d'autres, à présenter les auteurs des Evangiles comme des apôtres ou des compagnons de Jésus et avance, de ce fait, des dates de rédaction qui les situent très près de l'époque où Jésus vécut. Quant à Jean, qu'A. Tricot fait

vivre jusqu'aux environs de l'an 100, les chrétiens sont habitués depuis toujours à le voir réprésenté très près de Jésus en des circonstances solennelles, mais il est bien difficile d'affirmer qu'il est l'auteur de l'Evangile qui porte son nom. L'apôtre Jean (comme Matthieu), pour A. Tricot et pour d'autres commentateurs, est le témoin autorisé et qualifié des faits qu'il raconte, alors que la majorité des critiques ne retient pas l'hypothèse selon laquelle il aurait rédigé le quatrième évangile.

 

Mais alors, si les quatre Evangiles en question ne peuvent raisonnablement pas être considérés comme des « mémoires » d'apôtres ou de compagnons de Jésus, quelle est leur origine ?

 

O. Culmann, dans son livre Le Nouveau Testament 1, écrit à ce sujet que les évangélistes n'ont été que les « porte-parole de la communauté chrétienne primitive qui a fixé la tradition orale. Pendant trente ou quarante ans, l'Evangile a existé presque exclusivement sous forme orale ; or la tradition orale a transmis surtout des paroles et des récits isolés. Les évangélistes ont tissé des liens, chacun à sa façon, chacun avec sa personnalité propre et ses préoccupations théologiques particulières, entre les récits et les paroles qu'ils ont reçus de la tradition ambiante.

 

Le groupement des paroles de Jésus, comme l'enchaînement des récits par des formules de liaison assez vagues, telles que : " après cela ", " aussitôt '", etc., bref le " cadre " des synoptiques 2 sont donc d'ordre purement littéraire et n'ont pas de fondement historique ».

Le même auteur poursuit : " -Il faut noter enfin que ce sont les besoins de la prédication, de l'enseignement et du culte, plutôt qu'un intérêt biographique qui ont guidé la communauté primitive dans la fixation de cette tradition sur la vie de Jésus. Les apôtres illustraient les vérités de la foi qu'ils prêchaient en racontant les événements de la

vie de Jésus, et ce sont leurs sermons qui donnaient lieu à la fixation des récits. Les paroles de Jésus, elles, se sont transmises particulièrement dans l'enseignement catéchétique de l'Eglise primitive. »

 

1. Presses universitaires de France, 1967. 2. Les trois Evangiles de Marc, Matthieu et Luc.

Les commentateurs de la Traduction oecuménique de la Bible n'évoquent pas autrement la composition des

Evangiles : formation d'une tradition orale sous l'influence de la prédication des disciples de Jésus et d'autres prédicateurs, conservation de ces matériaux qu'on trouvera en fin de compte dans les Evangiles par la prédication, la liturgie, l'enseignement des fidèles, possibilité d'une matérialisation précoce sous forme écrite de certaines confessions de foi, de certaines paroles de Jésus, de récits de la Passion par exemple, recours des évangélistes à ces formes écrites diverses autant qu'à des données de la tradition orale pour produire des textes « s'adaptant aux divers milieux, répondant aux besoins des Eglises, exprimant une réflexion sur l'Ecriture, redressant les erreurs et répliquant même à l'occasion aux arguments des adversaires. Les évangélistes ont ainsi recueilli et mis par écrit, selon leur perspective propre, ce qui leur était donné par les traditions orales ».

 

Une telle prise de position collective, qui émane de plus de cent exégètes du Nouveau Testament, catholiques et protestants, diffère notablement de la ligne définie par le concile de Vatican II dans sa constitution dogmatique sur la Révélation élaborée entre 1962 et 1965. On trouvera plus haut une première référence à ce document conciliaire, relative à l'Ancien Testament. Le concile avait pu déclarer à son sujet que les livres qui le composent « contiennent de l'imparfait et du caduc », mais il n'a pas formulé pareilles réserves à propos des Evangiles. Bien au contraire, on peut lire ce qui suit :

 

"Il n'échappe à personne qu'entre toutes les Ecritures, même celles du Nouveau Testament, les Evangiles possèdent une supériorité méritée, en tant qu'ils constituent le témoignage par excellence sur la vie et l'enseignement du Verbe incarné, notre Sauveur. Toujours et partout l'Eglise a tenu et tient l'origine apostolique des quatre Evangiles. Ce que les apôtres, en effet, sur l'ordre du Christ, ont prêché, par la suite, eux-mêmes et les hommes de leur entourage nous l'ont, sous l'inspiration divine de l'Esprit, transmis dans des écrits qui sont le fondement de la foi, à savoir l'Evangile quadriforme, selon Matthieu, Marc, Luc et Jean1"

 

« Notre Sainte Mère l'Eglise a tenu et tient fermement et avec la plus grande constance, que ces quatre Evangiles dont elle affirme sans hésiter l'historicité, transmettent fidèlement ce que Jésus, le fils d'Allah, durant sa vie parmi les hommes, a réellement fait et enseigné pour leur salut éternel, jusqu'au jour où il fut enlevé au ciel... Les auteurs sacrés composent donc les quatre Evangiles de manière à nous livrer toujours sur Jésus des choses vraies et sincères. »

 

C'est l'affirmation sans aucune ambiguïté de la fidélité de la transmission par les Evangiles des actes et paroles de Jésus.

On ne voit guère de compatibilité entre cette affirmation du concile et celles des auteurs précédemment cités, notamment :

 

" Il ne faut plus prendre au pied de la lettre " les Evangiles, " écrits de circonstances " ou" de combat ", dont les auteurs " consignent par écrit les traditions de leurs communautés sur Jésus ". (R.P. Kannengiesser.)

 

Les Evangiles sont des textes « s'adaptant aux divers milieux répondant aux besoins des Eglises, exprimant une réflexion sur l'Ecriture, redressant les erreurs et répliquant même à l'occasion aux arguments des adversaires. Les évangélistes ont ainsi recueilli et mis par écrit, selon leur perspective propre, ce qui leur était donné par les traditions orales ». (Traduction oecuménique de la Bible.)

 

Il est bien évident qu'entre la décimation conciliaire et ces prises de position plus récentes, on se trouve en présence d'affirmations qui se contredisent. Il n'est pas possible de concilier la déclaration de Vatican II selon laquelle on devrait trouver dans les Evangiles une transmission fidèle des actes et paroles de Jésus, avec l'existence dans ces textes des contradictions, invraisemblances, impossibilités matérielles et affirmations contraires à la réalité des choses dûment établie.

 

Par contre, si l'on regarde les Evangiles comme l'expression des perspectives propres des collecteurs des traditions orales appartenant à des communautés diverses, comme des écrits de circonstances ou de combat, on ne peut s'étonner de trouver dans les Evangiles tous ces défauts qui sont la marque de leur confection par des hommes en de telles circonstances. Ceux-ci peuvent être tout à fait sincères bien qu'ils relatent des faits dont ils ne soupçonnent pas l'inexactitude, en nous fournissant des narrations en contradiction avec celles d'autres auteurs, ou encore pour des raisons de rivalité d'ordre religieux entre communautés, en présentant des récits de la vie de Jésus selon une optique tout à fait différente de celle de l'adversaire.

 

On a déjà vu que le contexte historique est en accord avec cette dernière manière de concevoir les Evangiles. Les données que l'on possède sur les textes eux-mêmes la confirment totalement.

 

Evangile selon Matthieu

 

Des quatre Evangiles, celui de Matthieu occupe la première place dans l'ordre de présentation des livres du Nouveau Testament. Celle-ci est parfaitement justifiée car cet Evangile n'est en quelque sorte que la prolongation de l'Ancien Testament : il est écrit pour démontrer que Jésus accomplit l'histoire d'Israël », comme l'écrivent les commentateurs de la Traduction oecuménique de la Bible, à laquelle nous ferons de larges emprunts. Pour cela, Matthieu fait appel constamment à des citations de l'Ancien Testament, montrant que Jésus se comporte comme le Messie attendu par les Juifs.

 

Cet Evangile commence par une généalogie de Jésus '. Matthieu la fait remonter à Abraham par David. On verra plus loin la faute du texte généralement passée sous silence par les commentateurs. Quoi qu'il en soit, l'intention de Matthieu était évidente de donner d'emblée, par cette filiation, le sens général de son livre. L'auteur poursuit la même idée en mettant constamment en avant l'attitude de Jésus devant la loi juive dont les grands principes : prière, jeûne et aumône sont ici repris. Jésus veut adresser son enseignement en tout premier lieu et par priorité à son peuple. Il parle ainsi aux douze apôtres : « Ne prenez pas le chemin des païens et n'entrez pas dans une ville de Samaritains ' ; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël » (Matthieu, 10, 5-6). « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël » (Matthieu 15, 24). Dans le final de son évangile, Matthieu étend secondairement à toutes les nations l'apostolat des premiers disciples de Jésus, lui faisant donner cet ordre : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples » (Matthieu 28, 19), mais le départ doit se faire par priorité vers « la maison d'Israël ». A. Tricot dit de cet Evangile : " Sous le vêtement grec, le livre est juif pour la chair et les os et pour l'esprit ; il en a le relent et en porte les marques distinctives. »

 

Ces considérations, à elles seules, situent l'origine de l'Evangile de Matthieu dans une tradition de communauté judéo-chrétienne qui, comme l'écrit O.Culmann, « s'efforce de rompre, tout en maintenant la continuité avec l'Ancien Testament, les amarres qui le reliaient au judaïsme. Les centres d'intérêt, le ton général de cet Evangile suggèrent l'existence d'une situation tendue ».

 

Des facteurs d'ordre politique ne sont peut-être pas étrangers au texte. L'occupation romaine de la Palestine rend naturellement vif le désir du pays occupé de voir survenir sa libération et l'on prie Allah d'intervenir en faveur du peuple qu'il a élu entre tous, dont Il est le souverain tout-puissant et qui peut, comme il le fit maintes fois au cours de l'histoire, apporter son soutien direct dans les affaires des hommes.

 

Quelle est la personnalité de Matthieu ? Disons d'emblée qu'il n'est pas admis aujourd'hui qu'il s'agit d'un compagnon de Jésus. A. Tricot le présente pourtant ainsi dans son commentaire de la traduction du Nouveau Testament de 1960 : « Matthieu, alias Lévi, de son métier publicain ou gabelou, était employé au bureau de douane ou de péage de Capharnaum quand Jésus l'appela pour faire de lui un de ses disciples. » C'est ce que pensaient les Pères de l'Eglise, comme Origène, Jérôme, Epiphane. Ce n'est plus ce que l'on croit de nos jours. Un point non contesté est que l'auteur est juif ; le vocabulaire est palestinien, la rédaction est grecque.

L'auteur s'adresse, écrit O. Culmann, « à des gens qui, tout en parlant grec, connaissaient les coutumes juives et la langue araméenne ».

 

1. La contradiction avec la généalogie de l'Evangile de Luc sera traitée dans un chapitre spécial.

 

2. Les Samaritains avaient pour code religieux la Torah ou Pentateuque ; ils attendaient la venue du messie et étaient fidèles à la plupart des observances du judaïsme mai] ils avaient édifié un temple concurrent de celui de Jérusalem.

 

Pour les commentateurs de la Traduction oecuménique, l'origine de cet Evangile paraît être la suivante :

 

" Ordinairement, on estime qu'il a été écrit en Syrie, peut-être à Antioche [...], ou en Phénicie, car dans ces contrées vivaient un grand nombre de Juifs ' [...]. On peut entrevoir une polémique contre le judaïsme synagogal orthodoxe des pharisiens tel qu'il se manifeste à l'assemblée synagogale de Jamina vers les années 80. En ces conditions, nombreux sont les auteurs qui datent le premier Evangile des années 80-90, peut-être un peu plus tôt ; on ne peut parvenir à une entière certitude sur le sujet... Faute de connaître précisément le nom de l'auteur, convient-il de se contenter de quelques traits dessinés dans l'Evangile lui-même : l'auteur se reconnaît à son métier. Versé dans les Ecritures et les traditions juives, connaissant, respectant mais interpellant rudement les chefs religieux de son peuple, passé maître dans l'art d'enseigner et de faire comprendre Jésus à ses auditeurs, insistant toujours sur les conséquences pratiques de son enseignement, il répondrait assez bien au signalement d'un lettré juif devenu chrétien, un maître de maison " qui tire de son trésor du neuf et du vieux" », comme Matthieu l'évoque en 13, 52. On est bien loin de l'employé de bureau de Capharnaüm appelé Lévi par Marc et

Luc et devenu un des douze apôtres...

 

Tout le monde s'accorde à penser que Matthieu a écrit son Evangile à partir de sources communes avec Marc et avec Luc. Mais son récit va différer, et cela sur des points essentiels, comme nous le verrons par la suite. Et pourtant, Matthieu a largement utilisé l'Evangile de Marc qui n'était pas disciple de Jésus (O. Culmann).

 

Matthieu prend de sérieuses libertés avec les textes. On le constatera en ce qui concerne l'Ancien Testament à propos de la généalogie de Jésus placée en tête de son Evangile. Il insère dans son livre des récits à proprement parler incroyables. C'est le qualificatif qu'emploie dans l'ouvrage cité plus haut le R.P. Kannengiesser au sujet d'un épisode de la résurrection de Jésus : celui de la garde. Il relève l'invraisemblance de cette histoire de gardes militaires du tombeau, " ces soldats païens " qui " vont au rapport non chez leurs supérieurs hiérarchiques, mais chez les grands-prêtres qui les paient pour raconter des mensonges ".

 

 

1. On s'est demandé si ta communauté judéo-chrétienne de Matthieu ne pouvait pas être située aussi bien à Alexandrie. O. Culmann cite cette hypothèse parmi bien d'autres.

 

Il ajoute cependant : " Il faut se garder de railler, car l'intention de Matthieu est infiniment respectacle puisqu'il intègre à sa façon une donnée ancienne de la tradition orale à son oeuvre écrite. Mais sa mise en scène est digne de Jésus-Christ Superstar '". »

 

Ce jugement sur Matthieu émane, rappelons-le, d'un éminent théologien, professeur à l'Institut catholique de Paris.

 

Matthieu donne dans sa narration des événements qui accompagnèrent la mort de Jésus, un autre exemple de sa fantaisie.

 

« Voici que le voile du sanctuaire se déchira en deux du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s'ouvrirent, les corps de nombreux saints ressuscitèrent. Sortis des tombeaux, après sa résurrection, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à un grand nombre de gens. »

 

Ce passage de Matthieu (27, 51-53) n'a pas son pareil dans les autres Evangiles. On voit mal comment les corps des saints en question aient pu ressusciter lors de la mort de Jésus (la veille du sabbat, disent les Evangiles) et ne sortir de leurs tombeaux qu'après sa résurrection (le lendemain du sabbat, selon les mêmes sources).

 

C'est peut-être chez Matthieu qu'on trouve l'invraisemblance la plus caractérisée et la moins discutable de tous les Evangiles qu'un de leurs auteurs ait mis dans la bouche même de Jésus. Il raconte ainsi, en 12, 38-40, l'épisode du signe de Jonas :

 

Jésus est au milieu des scribes et des pharisiens qui s'adressent à lui en ces termes : « " Maître, nous voudrions que tu nous fasses voir un signe. " Jésus leur répondit : " Génération mauvaise et adultère (sic) qui réclame un signe ! En fait de signe, il ne lui sera pas donné d'autre que le signe du prophète Jonas. Car, tout comme Jonas fut dans le ventre du monstre trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l'Homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits " » (texte de la Traduction oecuménique).

 

Jésus annonce donc qu'il restera en terre trois jours et trois nuits. Or, Matthieu et, avec lui. Luc et Marc, situent la mort et l'inhumation de Jésus la veille du sabbat, ce qui fait, certes, porter le séjour en terre sur trois jours (treis êmeras dans le texte grec). Mais ce laps de temps ne peut comprendre que deux nuits et non trois nuits (treis nuktas dans le texte grec ').

 

1. Film américain sur Jésus travestissant son histoire.

2. En un autre passage de son Evangile, Matthieu fait une deuxième mention de cet épisode, mais sans précision de temps (16, 1-4). Il en est de même pour Luc (11, 29-32). Pour Marc, on le verra plus loin, Jésus aurait déclaré qu'il ne serait donné par lui aucun signe à cette génération (Mare, 8, 11-12).

 

Les commentateurs des Evangiles font très souvent silence devant cet épisode. Cependant, le R.P. Roguet relève l'invraisemblance car il note que Jésus « n'est resté au tombeau » que trois jours (dont un seul complet) et deux nuits. Mais, ajoute-t-il, < l'expression est figée et ne veut pas dire autre chose que trois jours ». Il est consternant de constater que des commentateurs en soient réduits à user de tels arguments qui ne veulent rien dire de positif, alors qu'il serait si satisfaisant pour l'esprit de suggérer qu'une telle énormité puisse provenir de l'erreur d'un scribe !

 

Outre ces invraisemblances, ce qui caractérise avant tout l'Evangile de Matthieu, c'est qu'il est celui d'une communauté judéo-chrétiemie en rupture de ban avec-le judaïsme tout en restant dans la ligne de l'Ancien Testament. Il a, du point de vue de l'histoire du judéo-christianisme, une importance considérable.

 

Evangile de Marc

 

C'est le plus court des quatre Evangiles. Il est aussi le plus ancien, mais il n'en est pas pour autant le livre d'un apôtre : c'est tout au plus un livre rédigé par le disciple d'un apôtre.

 

O. Culmann a écrit qu'il ne considérait pas Marc comme un disciple de Jésus. Mais l'auteur fait cependant remarquer à ceux à qui l'attribution de cet Evangile à l'apôtre Marc peut sembler suspecte, que " Matthieu et Luc n'auraient peut-être pas utilisé cet Evangile comme ils l'ont fait s'ils ne l'avaient pas su fondé effectivement sut l'enseignement d'un apôtre ". Mais c'est là un argument non décisif. O. Cullmann cite également à l'appui de la réserve qu'il émet les fréquentes citations dans le Nouveau Testament d'un « Jean surnommé Marc », mais ces citations ne contiennent pas la mention d'un auteur d'Evangile, et le texte de Marc lui-même ne mentionne pas d'auteur.

 

La pauvreté des renseignements sur ce point a conduit des commentateurs à prendre comme éléments de valeur des détails qui paraissent rocambolesques, tels que celui-ci : sous le prétexte que Marc est le seul évangéliste à raconter dans son récit de la Passion l'épisode d'un jeune homme ayant un drap pour tout vêtement qui, arrêté, lâche le drap et s'enfuit nu (Marc 14, 51-52), certains en ont conclu que le jeune homme en question pouvait être

Marc, " disciple fidèle qui essaie de suivre le Maître " (Traduction oecuménique) ; pour d'autres, on peut voir ici « par ce souvenir personnel une marque d'authenticité, une signature anonyme », « prouvant qu'il a été témoin oculaire » (O. Cullmann).

 

Pour cet auteur, "de nombreuses tournures de phrases corroborent l'hypothèse selon laquelle l'auteur était un juif d'origine", mais la présence de latinismes peut suggérer qu'il a écrit son Evangile de Rome. « Il s'adresse d'ailleurs à des chrétiens qui ne vivent pas en Palestine et il prend soin de leur expliquer les expressions araméennes qu'il emploie. »

 

En effet, la tradition a voulu voir dans Marc le compagnon de Pierre à Rome, en se fondant sur la fin de la première épître de Pierre (si tant est que celui-ci en est bien l'auteur). Pierre aurait écrit aux destinataires de l'épître : " La communauté des élus qui est à Babylone vous salue ainsi que Marc, mon fils. " " Babylone, c'est-àdire probablement Rome ", lit-on dans les commentaires de la Traduction oecuménique, d'où l'on se croit autorisé à déduire que le Marc qui aurait été avec Pierre à Rome serait l'Evangéliste... Est-ce un raisonnement de ce genre qui a poussé Papias, évêque d'Hiérapolis, vers l'an 150, à attribuer l'Evangile en question à un Marc qu'il disait avoir été " l'interprète de Pierre " et qui aurait été aussi un collaborateur de Paul?

 

Dans cette optique, on situerait la composition de l'Evangile de Marc après la mort de Pierre, donc au plus tôt entre 65 et 70 pour la Traduction oecuménique, aux environs de 70 pour O. Cullmann.

 

Le texte lui-même laisse apparaître indiscutablement un premier défaut majeur : il est rédigé sans le moindre souci de la chronologie. Ainsi Marc place au début de son récit (1, 16-20) l'épisode des quatre pêcheurs que

Jésus entraîne à le suivre en leur disant simplement :

 

« Vous serez des pêcheurs d'hommes », alors qu'ils ne le connaissaient même pas. L'évangéliste manifeste, en outre, une absence complète de vraisemblance.

 

Comme l'a dit le R.P. Roguet, Marc est un « écrivain maladroit ", " le plus piètre de tous les évangélisés », il ne sait guère composer une narration et le commentateur appuie-sa remarque sur la citation d'un passage racontant l'institution des douze apôtres, dont la traduction littérale est la suivante :

 

« Et il monte sur la montagne, et il appelle à lui ceux qu'il voulait et ils vinrent à lui. Et il fit les douze pour qu'ils soient avec lui, et pour qu'il les envoie prêcher et avoir pouvoir de chasser les démons. Et il fit les douze et il imposa à Simon le nom de Pierre » (Marc 3, 13-16).

 

Pour certains épisodes, il est en contradiction avec Matthieu et avec Luc, comme on l'a rappelé plus haut à propos du signe de Jonas. Qui plus est, à propos de signes que Jésus donne aux hommes au cours de sa mission, Marc raconte (8, 11-12) un épisode qui n'est pas crédible :

 

"Les pharisiens vinrent et se mirent à discuter avec Jésus ; pour lui tendre un piège, ils lui demandent un signe qui vienne du ciel. Poussant un profond soupir, Jésus dit : " Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe ?

En vérité, je vous le déclare, il ne sera pas donné de signe à cette génération. " Et, les quittant, il remonta dans la barque et il partit pour l'autre rive. »

 

C'est, à n'en pas douter, l'affirmation, venant de Jésus lui-même, de son intention de n'accomplir aucun acte qui puisse paraître surnaturel. Aussi, les commentateurs de la Traduction oecuménique de la Bible, en s'étonnant que

Luc déclare que Jésus ne donnera qu'un signe, celui de Jonas (voir Evangile de Matthieu), jugent " paradoxal » que Marc dise que « cette génération n'aura aucun signe " après, font-ils remarquer, « les miracles que Jésus présente lui-même comme des signes » (Luc 7,22 et 11, 20).

 

La totalité de l'Evangile de Marc est officiellement reconnue canonique. Il n'en reste pas moins que la finale de son Evangile (16, 9-20) est considéré par les auteurs modernes comme une oeuvre surajoutée : la Traduction oecuménique le signale très explicitement.

 

Cette finale n'est pas contenue dans les deux plus anciens manuscrits complets des Evangiles, le Codex Vaticanus et le Codex Sinaïticus qui datent du IVe siècle. 0. Culmann écrit à ce propos : « Des manuscrits grecs plus récents et certaines versions ont ajouté à cet endroit une conclusion sur des apparitions qui n'est pas de Marc mais est tirée d'autres Evangiles. » En fait, les versions de cette finale surajoutée sont nombreuses. Il y a, dans les textes, tantôt une version longue, tantôt une version courte (les deux étant reproduites dans la Traduction

oecuménique), tantôt la version longue avec un additif, tantôt les deux versions.

 

Le R.P. Kannengtesser commente ainsi cette finale : " On a dû supprimer les derniers versets lors de la réception officielle (ou de l'édition vulgarisée) de son ouvrage dans la communauté qui s'en portait garante. Ni Matthieu, ni

Luc, ni a fortiori Jean n'ont connu la partie manquante. Pourtant, la lacune était intolérable. Longtemps plus tard, une fois les écrits similaires de Matthieu, Luc et Jean mis entre toutes les mains, on compila une digne conclusion de Marc, en prenant des éléments à droite et à gauche chez les autres Evangélistes. Il serait facile de repérer les pièces de ce puzzle en détaillant Marc (16, 9-20). On aurait une idée plus concrète de la liberté avec laquelle on traitait le genre littéraire de la narration évangélique jusqu'au seuil du second siècle. »

 

Quel aveu sans ambages de l'existence de manipulations par les hommes des textes des Ecritures nous fournissent ces réflexions d'un grand théologien !

 

Evangile de Luc

 

" Chroniqueur " pour 0. Culmann, " vrai romancier " pour le R.P. Kannengiesser, Luc nous avertit dans son prologue adressé à Théophile qu'il va, à son tour, après d'autres qui ont composé des récits sur Jésus, rédiger une narration sur les mêmes faits, en utilisant ces récits et les informations de témoins oculaires — ce qui implique qu'il n'en est pas un — ainsi que celles provenant des prédications des apôtres. C'est donc un travail méthodique qu'il présente en ces termes :

 

« Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous, d'après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole, il m'a paru bon, à moi aussi, après m'être soigneusement informé de tout à partir des origines, d'en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile, afin que tu puisses constater la solidité des enseignements que tu as reçus. »

 

On discerne dès les premières lignes tout ce qui sépare Luc du " piètre écrivain » qu'est Marc, dont on vient d'évoquer l'oeuvre. Son Evangile est une incontestable oeuvre littéraire, écrite en un grec classique sans barbarismes.

 

Luc est un lettré païen converti au christianisme. Son orientation vis-à-vis des Juifs est tout de suite apparente. Comme le souligne 0. Culmann, Luc omet de reprendre les versets les plus judaïques de Marc et il met en relief les paroles de Jésus contre l'incrédulité des Juifs et ses bons rapports avec les Samaritains, que les Juifs détestaient, alors que Matthieu, on l'a vu, faisait demander par Jésus aux apôtres de les fuir. Exemple saisissant entre bien d'autres du fait que, faisant dire à Jésus ce qui convient à leurs perspectives personnelles, les

évangélistes, avec sans doute une très sincère conviction, nous donnent des paroles de Jésus la version adaptée au point de vue des communautés auxquelles ils appartiennent. Comment nier, devant de pareilles évidences, que les Evangiles ne sont pas les " écrits de combat » ou « de circonstances » déjà évoqués ? La comparaison entre l'allure générale de l'Evangile de Luc et celle de l'Evangile de Matthieu apporte à cet égard une démonstration.

 

Oui est Luc ? On a voulu l'identifier au médecin portant ce nom que cite Paul en quelques-unes de ses épîtres. La Traduction oecuménique remarque que « plusieurs ont trouvé confirmation de la profession médicale de l'auteur de l'Evangile dans la précision de la description des malades ". Cette appréciation est tout à fait exagérée.

 

Luc ne donne pas de " descriptions » de cet ordre à proprement parler ; « le vocabulaire qu'il emploie est celui de tout homme cultivé de son temps ». Un certain Luc a été le compagnon de voyage de Paul. Est-ce le même personnage ? 0. Culmann le pense.

 

La date de l'Evangile de Luc peut être évaluée en fonction de divers facteurs : Luc s'est servi de l'Evangile de Marc et de celui de Matthieu. Il semble, lit-on dans la Traduction oecuménique, qu'il ait connu le siège et la ruine de Jérusalem par les armées de Titus en l'an 70. L'Evangile serait donc postérieur à cette date. Les critiques actuels situent souvent sa rédaction vers les années 80-90, mais plusieurs lui attribuent une date encore plus ancienne.

 

Les narrations diverses de Luc présentent des différences importantes avec celles de ses prédécesseurs. On en a donné ci-dessus un aperçu. La Traduction oecuménique les signale, pages 181 et suivantes. 0. Culmann cite dans son livre Le Nouveau Testament, page 18, des récits de l'Evangile de Luc qui ne sont pas retrouvés par ailleurs. Et il ne s'agit pas de points de détail.

 

Les récits de l'enfance de Jésus de l'Evangile de Luc lui sont propres. Matthieu raconte différemment de Luc l'enfance de Jésus. Marc n'en dit pas un mot.

 

Matthieu et Luc donnent des généalogies de Jésus différentes : la contradiction est si importante, l'invraisemblance est si grande du point de vue scientifique qu'un chapitre spécial sera consacré ici à ce sujet. Il est explicable que Matthieu, s'adressant à des Juifs, tasse débuter la généalogie à Abraham et la fasse passer par David et que Luc, païen converti, ait le souci de remonter plus haut. Mais on verra qu'à partir de David, les deux généalogies sont contradictoires.

 

La mission de Jésus est racontée différemment sur de nombreux points par Luc, Matthieu et Marc.

 

Un événement d'une importance aussi capitale pour les chrétiens que l'institution de l'Eucharistie est sujet à des variantes entre Luc et les deux autres évangélistes 1. Le R. P. Roguet remarque, dans son livre, Initiation à l'Evangile (p. 75), que les paroles par lesquelles l'Eucharistie est instituée nous sont rapportées par Luc (22, 1924) dans une forme très différente de celles qu'on trouve en Matthieu (26, 26-29) et en Marc (14, 22-24) qui sont presque identiques. « Au contraire, la formule transmise par Luc est très voisine de celle que saint Paul évoque » (l' Epître aux Corinthiens, 11, 23-25).

 

Luc, comme on l'a vu, émet sur l'Ascension de Jésus, dans son Evangile, un propos en contradiction avec ce qu'il en dit dans les Actes des Apôtres dont il est reconnu l'auteur et qui fait partie intégrante du Nouveau Testament.

Dans son Evangile, il situe l'Ascension

 

1. II n'est pas possible de faire la comparaison avec Jean puisque celui-ci ne parle pas de l'institution de l'Eucharistie au cours de la Cène précédant la Passion. le jour de Pâques et, dans les Actes, quarante jours plus tard. On sait à quels curieux commentaires d'exégètes chrétiens cette contradiction a conduit.

 

Mais les commentateurs qui ont le souci de l'objectivité sont bien obligés de reconnaître, comme ceux de la Traduction oecuménique de la Bible, sur un plan très général, que, pour Luc, « le souci premier n'est pas de décrire les faits dans leur exactitude matérielle... ». Comparant des récits des Actes des Apôtres, oeuvre de ce même Luc, avec des récits de faits analogues de Paul sur Jésus ressuscité, le R.P. Kannengiesser donne sur Luc cette opinion : c Luc est le plus sensible et le plus littéraire des quatre évangélistes, il présente toutes les qualités d'un vrai romancier. »

 

Evangile de Jean

 

L'Evangile de Jean est radicalement différent des trois autres, à telle enseigne que, dans son livre Initiation à l'Evangile, le R. P. Roguet, après avoir commenté les premiers, donne d'emblée du quatrième Evangile une image expressive : « un autre monde ». C'est, en effet, un livre très à part : différence dans l'ordonnancement et le choix des sujets, des récits, des discours, différences de style, différences géographiques et chronologiques et même différence dans les perspectives théologiques (0. Culmann). Les paroles de Jésus sont donc diversement rapportées par Jean et par les autres Évangélistes : le R. P. Ropuet fait remarquer à ce propos qu'alors que les synoptiques rapportent les paroles de Jésus en un style " percutant, beaucoup plus proche du style oral ", chez Jean tout est à la méditation, à telle enseigne que « nous pouvons nous demander parfois si c'est encore Jésus qui parle ou bien si ses propos ne sont pas prolongés insensiblement par les réflexions de l'Evangéliste ».

 

Quel est l'auteur ? La question est très débattue, les opinions les plus diverses sont émises à ce sujet.

 

A. Tricot et le R. P. Roguet sont avec ceux que n'effleure pas le moindre doute : l'Evangile de Jean est l'oeuvre d'un témoin oculaire ; l'auteur est Jean, fils de Zébédée et frère de Jacques, l'apôtre sur lequel tant de détails sont connus et exposés dans les manuels de vulgarisation. L'iconographie populaire le situe se tenant près de Jésus comme lors de la Cène précédant la Passion. Qui imaginerait que l'Evangile de Jean ne soit pas l'oeuvre de ce Jean l'apôtre, dont la figure est si communément répandue ?

La rédaction très tardive de ce quatrième Evangile n'est pas un argument formel contre cette prise de position. La version définitive doit avoir été rédigée vers la fin du Ier siècle. Situer la rédaction soixante ans après Jésus serait compatible avec l'existence d'un apôtre très jeune au temps de Jésus et qui aurait vécu près d'un siècle.

 

Le R. P. Kannengiesser dans son étude de la Résurrection arrive à cette conclusion qu'aucun auteur du Nouveau Testament autre que Paul ne peut s'attribuer la qualité d'avoir été un témoin oculaire de la Résurrection de Jésus. Néanmoins, Jean relate l'apparition aux apôtres dont il aurait dû faire partie et qui étaient réunis, à l'exception de Thomas (20, 19-24), puis huit jours plus tard aux apôtres au complet (20, 25-29).

 

0. Culmann, dans son livre Le Nouveau Testament, ne prend pas parti.

 

La Traduction oecuménique de la Bible précise que la majorité des critiques ne retient pas l'hypothèse d'une rédaction par l'apôtre Jean, dont l'éventualité ne peut être malgré tout absolument exclue. Mais tout porte à croire que le texte actuellement divulgué eut plusieurs auteurs : "Il est probable que l'Evangile, tel que nous le possédons, a été publié par des disciples de l'auteur qui ont ajouté le chapitre 21 et, sans doute, quelques annotation (ainsi 4, 2 et peut-être 4, 1 ; 4, 44 ) 7. 37 b ; 11, 2 ; 19, 35). Quant au récit de la femme adultère (7, Ï38, 11), tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il s'agit d'un morceau d'origine inconnue, inséré plus tard (mais qui appartient cependant à l'Ecriture canonique). » Le passage 19, 35 apparaît comme une signature » de « témoin oculaire » (0. Culmann), la seule explicite de tout l'Evangile de Jean ; mais les commentateurs pensent qu'il a été sans doute surajouté.

 

0. Culmann pense que les additions ultérieures sont manifestes dans cet Evangile : tel le chapitre 21 qui serait l'oeuvre d'un " disciple qui aurait apporté des retouches aussi dans le corps de l'Evangile". Sans évoquer toutes les autres hypothèses faites par les exégètes, les seules remarques provenant d'auteurs chrétiens les plus éminents rapportées ici sur la question de l'auteur du quatrième Evangile montrent que l'on se trouve en pleine confusion à propos du parrainage.

 

La valeur historique des récits de Jean a été beaucoup contestée. Les discordances avec les trois autres Evangiles sont flagrantes. 0. Culmann en donne une explication. Il reconnaît à Jean des perspectives théologiques différentes de celles des autres évangélistes. Cet objectif " guide le choix des récits des Logia 1 rapportés, ainsi que la manière dont ils sont reproduits... Ainsi, l'auteur prolonge souvent les lignes et fait dire à Jésus historique ce que le Saint-Esprit lui a révélé lui-même". Telle est, pour cet exégète, la raison des discordances.

 

1. Paroles.

 

Certes, on concevrait que Jean, écrivant après les autres évangélistes, aurait pu choisir certains récits propres à mieux illustrer ses thèses et l'on ne devrait pas s'étonner de ne pas retrouver chez Jean tout ce que contiennent les autres récits. La Traduction oecuménique relève un certain nombre de cas de ce genre (p. 282). Mais, ce qui étonne beaucoup plus, ce sont certaines lacunes. Certaines paraissent à peine croyables, comme celle du récit de l'institution de l'Eucharistie. Comment peut-on imaginer qu'un épisode aussi primordial pour le christianisme, qui va devenir le pilier de sa liturgie : la messe, ne soit pas évoqué par Jean, l'évangéliste méditatif par excellence ? Or, il se contente de décrire seulement, dans la narration de ce repas qui précède la Passion, le lavement des pieds des disciples, l'annonce de la trahison de Judas et celle du reniement de Pierre.

Il est, à l'inverse, des récits propres à Jean et manquant chez les trois autres. La Traduction oecuménique les mentionne (p. 283). Là encore, on pourrait arguer que les trois auteurs auraient pu ne pas discerner dans ces épisodes une importance que Jean aurait, lui, décelée. Mais comment ne pas être surpris de trouver chez Jean un récit de l'apparition de Jésus ressuscité à ses disciples au bord du lac de Tibériade (Jean 21, 1-14), qui n'est que la reproduction avec de nombreux détails surajoutés de la pêche miraculeuse présentée par Luc (5, 1-11) comme un épisode survenu du vivant de Jésus. Dans ce récit, Luc fait allusion à la présence de l'apôtre Jean qui, selon la tradition, serait l'évangéliste. Ce récit de l'Evangile de Jean faisant partie de ce chapitre 21, dont on s'accorde à dire qu'il est une addition ultérieure, on imagine aisément que la citation du nom de Jean dans le récit de Luc aurait pu pousser à l'inclure artificiellement dans le quatrième Evangile : la nécessité pour cela de transformer un récit du vivant de Jésus en un récit posthume n'a pas pour autant arrêté le manipulateur du texte évangélique.

 

Une autre divergence considérable entre l'Evangile de Jean et les trois autres est la durée de la mission de Jésus. Marc, Matthieu et Luc la situent sur une année. Pour Jean, elle s'étale sur plus de deux ans. 0. Culmann note le fait. La Traduction oecuménique s'exprime ainsi à ce sujet :

 

"Alors que les synoptiques évoquaient une longue période galiléenne suivie d'une marche plus ou moins prolongée vers la Judée, et enfin un bref séjour à Jérusalem, Jean, par contre, relate de fréquents déplacements d'une région à l'autre et envisage une présence de longue durée en Judée et surtout à Jérusalem (1, 19-51 ; 2, 133, 36 ; 5, 1-47 ; 14, 20-31). Il mentionne plusieurs célébrations pascales (2, 13 ; 5, 1 ; 6, 4 ; 11, 55), et suggère ainsi un ministère de plus de deux ans. "

 

Alors, de Marc, de Matthieu, de Luc et de Jean, qui faut-il croire ?

 

Les sources des Evangiles

 

L'aperçu général que l'on a donné des Evangiles et qui ressort de l'examen critique des textes conduit à acquérir la notion d'une littérature " décousue, dont le plan manque de continuité " et " dont les contradictions semblent insurmontables ", pour reprendre les termes du jugement porté par les commentateurs de la Traduction oecuménique de la Bible, à l'autorité desquels il importe de se référer, tant les appréciations sur ce sujet sont graves de conséquences. On a vu que des notions sur l'histoire religieuse contemporaine de la naissance des Evangiles pouvaient expliquer certains caractères de cette littérature déconcertante peur le lecteur qui réfléchit. Mais il faut aller plus loin et rechercher ce que peuvent nous apprendre les travaux publiés à l'époque moderne sur les sources auxquelles les Evangélistes ont puisé pour rédiger leurs textes ; il est également intéressant d'examiner si l'histoire des textes après leur établissement est susceptible d'expliquer certains aspects qu'ils présentent de nos jours.

 

Le problème des sources fut abordé de façon très simpliste à l'époque des Pères de l'Eglise. Dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, la source ne pouvait être que l'Evangile que les manuscrits complets présentaient le premier, c'est-à-dire l'Evangile de Matthieu. La question des sources se posait seulement pour Marc et pour Luc, Jean constituant un cas tout à fait à part. Saint Augustin considérait que Marc, deuxième dans l'ordre traditionnel de présentation, s'était inspiré de Matthieu, qu'il avait résumé, et que Luc, venu en troisième position dans les

manuscrits, s'était servi des données de l'un et de l'autre : son prologue dont on a parlé plus haut le suggérait. Les exégètes de cette époque pouvaient aussi bien que nous évaluer le degré de convergence des textes et retrouver un grand nombre de versets communs à deux ou trois des synoptiques. Les commentateurs de la Traduction oecuménique de la Bible les chiffrent de nos jours approximativement ainsi :

 

Versets communs aux trois synoptiques ............ 330

 

 

Versets communs à Marc et à Matthieu ............. 178

 

 

Versets communs à Marc et à Luc ..................... 100

 

 

Versets communs à Matthieu et à Luc ................ 230

 

 

tandis que les versets propres à chacun des trois premiers évangélistes sont de 330 pour Matthieu, 53 pour Marc et 500 pour Luc.

 

Des Pères de l'Eglise à la fin du XVIIIe siècle, un millénaire et demi se passe sans que soit soulevé quelque problème nouveau que ce soit sur les sources des évangélistes : on se conformait à la tradition. Ce n'est qu'à l'époque moderne qu'on se rendit compte devant ces données que chaque évangéliste, tout en reprenant les informations trouvées chez les autres, a en fait construit un récit à sa manière, selon ses perspectives personnelles. On a alors attaché une place importante à la collection des matériaux du récit, d'une part dans la tradition orale des communautés d'origine, d'autre part dans une source écrite commune, araméenne, qui n'a pas été retrouvée. Cette source écrite aurait pu former un bloc compact ou être constituée de multiples fragments de récits divers qui auraient servi à chaque évangéliste pour édifier son oeuvre originale.

 

Des recherches plus approfondies ont conduit depuis un siècle environ à des théories plus précises qui vont se compliquer avec le temps. La première des théories modernes est celle dite des " deux sources de Hoitzmann » (1863). Selon elle, comme 0. Culinann et la Traduction oecuménique le précisent, Matthieu et Luc auraient été inspirés d'une part par Marc, d'autre part par un document commun aujourd'hui perdu. De plus, les deux premiers

avaient chacun à leur disposition une source propre.

 

1. L'ouvrage de Marc dont se sont servis Luc et Matthieu ne devrait pas être l'Evangile de cet auteur, mais une rédaction antérieure.

2. Une importance suffisante n'est pas faite dans ce schéma à la tradition orale, qui apparaît capitale car elle a, à elle seule, conservé pendant trente ou quarante ans les paroles de Jésus et les récits de sa mission, chaque évangéliste n'ayant été que le porte-parole de la communauté chrétienne qui a fixé la tradition orale. On arrive ainsi à cette notion que les Evangiles tels que nous les possédons nous ont apporté le reflet de ce que les communautés chrétiennes primitives connaissaient de la vie et du ministère de Jésus et celui de leurs croyances et de leurs conceptions théologiques, dont les évangélistes ont été les porte-parole.

 

Les recherches les plus modernes de la critique textuelle sur les sources des Evangiles ont mis en évidence un processus beaucoup plus complexe encore de la formation des textes. La Synapse des quatre Evangiles, oeuvre des RR. PP. Benoit et Boismard, professeurs à l'Ecole biblique de Jérusalem (1972-1973), met l'accent sur l'évolution des textes en plusieurs étapes parallèlement à une évolution de la tradition, ce qui entraîne des conséquence» que le R. P. Benoît expose en ces termes en présentant la partie du livre oeuvre du R. P. Boismard :

«; [...] les formes des paroles ou des récits résultant d'une longue évolution de la tradition n'ont pas la même authenticité que celles qui se trouvent à l'origine. Certains des lecteurs de cet ouvrage seront peut-être surpris, ou gênés, d'apprendre que telle parole de Jésus, telle parabole, telle annonce de sa destinée, n'ont pas été prononcées comme nous les lisons, mais qu'elles ont été retouchées et adaptées par ceux qui nous les ont transmises. Pour ceux qui ne sont pas accoutumés à ce genre d'enquête historique, il y a là une source possible d'étonnement, voire de scandale. »

 

Ces retouches des textes et leur adaptation pratiquées par ceux qui nous les ont transmis, se sont effectuées selon un -mode dont le R. P. Boismard nous donne le schéma très complexe, qui est un développement de la théorie dite des deux sources. Le schéma a été établi après un travail d'examen et de comparaison des textes qu'il est impossible de résumer. Le lecteur intéressé devra, pour plus de détails, se reporter à l'ouvrage original publié à

Paris aux éditions du Cerf.

 

Quatre documents de base appelés A, B, C et Q représentent les sources originales des Evangiles (voir le schéma général).

 

Le document A est un document émanant de milieux judéo-chrétiens, qui a inspiré Matthieu et Marc.

 

Le document B est une réinterprétation du document A, à l'usage des églises pagano-chrétiennes : il a inspiré tous les évangélistes, sauf Matthieu.

 

Le document C a inspiré Marc, Luc et Jean.

 

Le document Q constitue la plupart des sources communes à Matthieu et à Luc ; c'est le « document commun » de la théorie des deux sources citée plus haut.

 

Aucun de ces documents de base n'a abouti à la rédaction des textes définitifs que nous possédons. Entre eux et la rédaction finale se placent des rédactions intermédiaires que l'auteur appelle : Matthieu intermédiaire, Marc intermédiaire, Proto-Luc et Jean. Ce sont ces quatre documents intermédiaires qui vont aboutir aux ultimes rédactions des quatre Evangiles, tout en inspirant à la fois aussi bien les ultimes rédactions correspondantes que celles d'autres Evangiles. Il faut se reporter au schéma général pour saisir tous les circuits complexes mis en évidence par l'auteur.

 

Les résultats de cette recherche scripturaire sont d'une importance considérable. Ils démontrent que les textes des Evangiles qui ont une histoire (elle sera traitée plus loin) ont aussi, selon l'expression du R. P. Boismard, une " préhistoire ", c'est-à-dire qu'ils ont subi, avant l'apparition des ultimes rédactions, des modifications lors de l'étape des documents intermédiaires. Ainsi s'explique, par exemple, qu'une histoire bien connue de la vie de

Jésus, la pêche miraculeuse, soit présentée, on l'a vu, par Luc comme un événement survenu de son vivant et par Jean comme un épisode de ses apparitions après sa résurrection.

 

M.-E. BOISMARD

SYNOPSE DES QUATRE ÉVANGILES

 

schéma général

 

Doc. A, B, C, Q = Documents de base ayant servi à la rédaction

Mt. Interm. = Rédaction intermédiaire de Matthieu

Mc. Interm. = — — — Marc

Proto-Luc = — — — Luc

Jn= — — Jean

Ult. Réd. Mt. = Ultime rédaction de Matthieu

— — Me. = — — — Marc

— — Le. = — — — Luc

— — Jn. = — — — Jean

 

La conclusion de tout cela est qu'en lisant l'Evangile, nous ne sommes plus du tout assurés de recevoir la parole de Jésus. Le R. P. -Benoit, s'adressant au lecteur de l'Evangile, l'en avertit et lui présente une compensation : « S'il doit renoncer dans plus d'un cas à entendre la voix directe de Jésus, il entend celle de l'Eglise, et il se confie à elle comme à l'interprète divinement autorisé du Maître qui, après avoir parlé jadis sur notre terre, nous parle aujourd'hui dans sa gloire. »

 

Comment concilier cette constatation formelle de l'inauthenticité de certains textes avec la phrase de la constitution dogmatique sur la Révélation divine du concile de Vatican II qui nous assure au contraire d'une transmission fidèle des paroles de Jésus : " Ces quatre Evangiles dont elle [l'Eglise] affirme sans hésiter l'historicité, transmettent fidèlement ce que Jésus, le fils d'Allah, durant sa vie parmi les hommes, a réellement fait et enseigné pour leur salut éternel, jusqu'au jour où il fut enlevé au ciel. »

 

Il apparaît en toute clarté que le travail de l'Ecole biblique de Jérusalem a apporté à la déclaration du concile un démenti rigoureux.

Suite

La Bible face à la Science moderne

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